Le pays à l'envers : Sylvaine Dampierre

le SAMEDI 02 MAI 2009

"Une île, vue de près, c'est un continent" .Entretien avec Syvaine Dampierre (cf  notre article du 17 avril 2004) qui nous parle de son dernier film : La pays à l'envers, documentaire actuellement diffusé dans l'hexagone et qui sera présenté en octobre aux antilles. La réalisatrice prépare son prochain film , Marie-Galante, après la nuit, une fiction qui sera tournée en Guadeloupe .

C'est quoi l'histoire de ce film? La rencontre, l'autre, l'altérité sont des mots importants et qui vous caractérisent non? Est ce que ce film est d'abord une rencontre?


Bien sûr l'histoire d'un film c'est l'histoire d'une rencontre, et dans ce cas précis une histoire de retrouvailles. Les retrouvailles avec le pays, ce fut en 2003 à l'occasion d'une invitation à venir montrer mes films dans le cadre du Mois du Documentaire. Outre mon travail, c'est mon nom, mon patronyme qui avait facilité cette invitation. J'ai réalisé alors que m'appeler Sylvaine Dampierre me conférait d'emblée une appartenance, une reconnaissance, qu'au pays ce nom m'identifiait plus clairement que ne l'avais jamais fait moi même. Je me suis donc littéralement sentie appelée par le pays, invitée, réinventée, et j'ai décidé de répondre à l'appel. C'est le début d'un long voyage sur les traces de mon nom, à la découverte du pays, un prétexte stimulant pour une exploration. C'est avant tout le début de mon amitié avec Gilda Gonfier qui est la véritable commanditaire de ce film, puisque c'est de nos conversations, de notre errance joyeuse dans le pays alors paralysé par une grève des stations essence, qu'est né ce projet et même ce titre. Plus généralement, un projet de film naît toujours d'un appel, et aussi du hasard des rencontres : dans la vastitude du monde et l'infinité des "sujets" possibles, quelque chose se met à vous interpeller, et on a l'intuition qu'il faut aller y voir, qu'on a quelque chose à voir avec ce pan du réel. Aller voir, découvrir, comprendre, et s'inventer un légitimité, trouver ce qui profondément vous y appelle. C'est ainsi que j'ai senti que la beauté tragique des paysages blessés de Bielorussie et la dignité de ses habitants pouvaient passer par mon regard, que j'ai compris que la gageure de montrer par le cinéma la blessure invisible imposée à la terre par la contamination, m'était devenue un défi nécessaire. Il faut s'inventer une nécessité, impérieuse, intime, qui fonde le désir de se mettre en chemin, de faire un film.

-Qu'est ce que cela fait de sortir votre film le pays à l'envers au moment même où la Guadeloupe connaît une mobilisation d'une ampleur inédite sur des questions sociales et identitaires?


Troublant. C'est troublant de travailler plusieurs années sur un film, de faire un long et difficile parcours, ponctué d'attentes de retards, de frustrations, d'avancer pas à pas dans une grande solitude parfois, d'attendre de pouvoir enfin aboutir, d'avoir l'opportunité enfin de montrer son travail et d'avoir le sentiment d'arriver à temps à un rendez-vous. Il m'a fallu du temps pour aboutir, il m'a fallu lutter contre l'indifférence, et je n'ai pas convaincu grand monde (je parle de ceux qui décident, de ceux qui prétendent savoir ce que le public veut voir) de la nécessité de se pencher sur la mémoire vivante de la Guadeloupe, avec l'intuition que se pencher sur le gouffre des origines pouvait donner du sens au présent le plus brûlant. Et le pays m'a donné raison, j'ai assisté de loin avec passion, comme beaucoup de gens dans le monde au réveil de la Guadeloupe. j'ai compris comme beaucoup de gens dans le monde la pertinence et la profondeur du mouvement, j'ai vu qu'il prenait ses racines dans le passé esclavagiste et colonialiste, qu'il était assorti d'une revendication mémorielle profonde, qu'il puisait dans la mémoire de magnifiques promesses. J'ai vue avec fierté ce que la Guadeloupe avait à dire au monde. Et je suis heureuse que mon film puisse modestement contribuer à aider les gens à appréhender ce qui se passe.

Comment le film a t-il été accueilli à Paris?
Les premières projections ont eu lieu en mars dans le cadre du festival cinéma du Réel, peu de temps après les événements de Guadeloupe et j'ai pu constater une grande envie de comprendre dans le public, que le film comble à sa manière. Les salles furent donc combles et les débats passionnants. Puis j'ai fait une projection à la Mairie de Paris devant un public majoritairement antillais, et là l'émotion fut palpable, comme exacerbée par l'exil, il y a eu des larmes et des rires. Maintenant que le film est en salles, il est confronté à toutes sorte de public et ce qui me frappent c'est que les gens d'où qu'ils viennent prennent le film pour eux, que le film leur tend un miroir et qu'après, quand la parole émerge, elle vient du plus profond des gens. Les gens se lèvent et parlent d'eux. Et c'est à chaque fois très émouvant pour moi, je me souviens de cette dame banche elle même "née sous X" qui a si bien dit qu'il lui avait fallu réinventer son histoire pour avancer, de cette jeune fille africaine d'hier soir qui parlait du gouffre de sa mémoire et de sa mère qui ne lui avait jamais raconté son long chemin de douleur, de cette jeune antillaise qui m'a dit qu'elle avait compris en voyant le plan des feuilles de Manzé Marie se refermer sur l'écran que ce film lui parlerait d'elle au plu sprofond, de ces gens qui me parlent de leur enfance, de leurs parents, de leurs enfants ... tous ces mots vibrants que je ne saurais même pas paraphraser mais qui m'ont touchée profondément; c'est comme si le film continuait!

Y a t'il une différence avec l'accueil qu'il y a eu en Guadeloupe à l'occasion du mois du documentaire?
Sans doute, comme une exacerbation des sentiments des émotions renforcées par la distance, par l'exil. j'ai sans doute perçu cela. mais ici comme ailleurs l'accueil est chaleureux, généreux, je vois les gens "prendre" le film et repartir avec l'envie de l'emporter plus loin.

 et Montréal?
Il y a eu deux projections à Montréal. A la première, le public habituel du festival, ces Montréalais curieux cultivés et concernés par les tourments du monde qu'un festival de cinéma africain attire. et l'accueil fut chaleureux, curieux, concerné, sympathique (les Montréalais sont très sympathiques), ému. La deuxième projection s'est faite après mon passage à la radio, et attira un public plus "spécifique" : la salle était remplie pour moitié d'antillais de Montréal, quelques Haitiens, des Guadeloupéens, et même des Gosiériens! Encore des retrouvailles, des émotions, du bonheur partagé. Mais j'en ai eu la preuve à cette occasion , le film "passe" au delà de ses bases, émeut au delà de l'appartenance, parle à beaucoup de gens, personnellement, d'où qu'ils viennent.

Daniel Mermet lors de ses reportages en guadeloupe à l'occasion de la grève générale du début d'année expliquait que la guadeloupe pouvait être un parc à thème et le thème en serait le capitalisme. Qu'est ce que cela vous inspire?
Guadeloupe concentré du Monde, laboratoire du présent, pour le meilleur et pour le pire, oui c'est vrai. C'est vrai que le trait y est plus accusé qu'ailleurs, que les forfaits y sont plus décomplexés, que beaucoup s'y servent à pleine mains et depuis longtemps, que le clientélisme y est roi et que la politique maffieuse y prend moins de gants qu'ailleurs. Aux marges de l'Empire, on peut se faire les dents sans risque, on y profite en famille et entre notables avec la bénédiction du gouvernement. Et il faut la violence d'un cyclone qui épluche les arbres pour que la misère envahisse le champ, que le décor s'effrite. ça c'est pour le pire, avec l'individualisme, la course effrénée au confort individuel, la logique de l'enclos au delà duquel on ne regarde pas le monde sombrer : maison, portail, bagnole, piscine ... Mais il y a aussi le meilleur, ce que la Guadeloupe a montré au monde, un pays en marche, où tout peut se remettre en question, où tout peut se réinventer. Bien sûr je ne fais pas d'angélisme, je mesure bien ce qu'il reste à accomplir pour que les promesses de février fleurissent, mais quand même ... un tel sursaut, un tel démenti, donnent envie que la Guadeloupe devienne pour de bon le laboratoire de la lutte. Une île, vue de près, c'est un continent.


Vous avez fait un film en bielorussie pouvons nous vivre ici, j'y trouve certaine résonnances pour ce qui concerne la Guadeloupe, et pas seulement à cause du chloredécone, mais surtout par rapport à la question d'un passé colonial et esclavagiste. Pensez vous que la question peut aussi se poser pour la guadeloupe: pouvons nous vivre ici?

Une île bien sûr pose la question brûlante de la finitude, des limites. C'est vrai qu'à voir le trafic routier certains matins, on peut se demander si la fin n'est pas en route. j'ai souvent l'impression en Guadeloupe que le sentiment d'insularité n'est pas partagé, que beaucoup refusent de voir la fragilité absolue de la terre qui les porte. Alors la somptuosité de la nature parfois fait frémir, on sent la mort en marche. Mais c'est la loi de notre monde moderne, celui d'après Tchernobyl, celui des dérèglements climatiques : plus personne ne peut ignorer la finitude du monde, il faut pourtant vivre avec. Alors vivre ici aussi bien qu'ailleurs, c'est notre lot. il n'y a pas d'échappatoire possible il s'agit d'essayer de sauver le monde là où on est. tout simplement. Quant à l'histoire, c'est vrai qu'elle pèse, c'est vrai que ça ne doit pas être facile de vivre en Guadeloupe pour certains. J'observe souvent avec une certaine curiosité les expatriés, ceux qui se proclament avec une insistance un peu inquiétante "parfaitement intégrés, plus antillais que nature et magnifiquement accueillis". Trouver sa place dans ce pays ne doit pourtant pas être si simple. Comment dépasser une vision de l'histoire qui oppose bourreaux et victimes, comment accepter l'histoire dans sa complexité et admettre que la collision terrible que l'esclavage a créé entre deux mondes en a créé un troisième? Comment admettre que la plantation fut aussi un lieu d'invention, de mélange. Comment solder des comptes quand ils n'ont pas été faits? Alors cette histoire il faut l'empoigner, l'écrire, et comme dit Léna Blou dans le film la réinventer, sans cesse. C'est un trésor, un vivier, un jardin, à cultiver, à partager, à offrir au monde.


Est-il prévu une sortie en guadeloupe. en dehors dès quelque projection à l'occasion du mois du film documentaire on ne peut pas dire que ce film ait été vu en guadeloupe largement

Bien sûr!! la sortie en Guadeloupe et aux Antilles est un enjeu majeur. Nous sortons le film à Paris et en France avec des moyens dérisoires, c'est un gros travail, qui me mobilise entièrement. Et nous espérons le faire aussi bien en Guadeloupe, alors Octobre nous a paru une période raisonnable et propice. nous aurons peut être d'ici là réuni les moyens de faire une copie sur pellicule, ce qui semble nécessaire pour accéder aux salles aux Antilles. et nous allons nous appuyer sur le réseau APCAG, afin que le film puisse atteindre réellement son public, et rester suffisamment longtemps à l'affiche. Je compte personnellement m'impliquer, nous avons l'occasion d'organiser des séances scolaires, faire un vrai travail de terrain. Nous serons plus disponibles pour cela en Octobre. il faudra donc encore un peu de patience au public antillais, c'est à ce prix que nous pourrons nous investir pleinement dans cette sortie, qui sera comme une seconde naissance pour le film.

Quels sont vos projets? Un autre film en guadeloupe bientôt? Votre première fiction je crois savoir?


En ouvrant les registres des nouveaux libre et avec eux une page d'histoire, j'ai ouvert la boîte de Pandore, me voilà happée par le pays, par les 1000 récits qu'il recèle. Et j'en ai choisi un, que M Rogers m'a confié comme un relais : les minutes du procès en 1842 d'un maître esclavagiste ont servi de matrice à un scénario (et à une pièce de théâtre aussi, "le cachot" de Gilda Gonfier). Après de longs mois de travail je viens d'achever mon premier scénario de long-métrage de fiction. "Marie-Galante, après la nuit" devrait être mon prochain film, et se tourner en Guadeloupe je l'espère, l'année prochaine. Et la boucle est bouclée car tout a commencé par une rencontre, des retrouvailles. Guadeloupéenne invitée, et inventée, me voilà devenue une cinéaste locale, et c'est avec bonheur et fierté que j'entend m'installer dans cette seconde nature.

Jean-baptiste Lazare